Frida-MaNourrice etMoiJe poursuis dans ma lancée : quoi de plus naturel que de choisir Frida Kahlo pour illustrer un récit évoquant l’autoportrait ? Le tableau a trois titres : Deux nus dans la forêt, La terre elle-même ou Ma nourrice et moi. Quant à mon récit, ma foi, il est semé de quelques détails autobiographiques. A vous de déterminer lesquels !

Avant de prendre le pinceau, elle se déshabille.
Quand elle a enlevé tous ses vêtements, elle s’installe à genoux, nue, les fesses sur les talons, entre la toile, la palette, et le miroir.
Le reflet l’observe. Elle pense à Narcisse, perdu dans la contemplation de son être. Elle pense aussi, fugitivement, à l’autoportrait de Rockwell, triple exemplaire pour un seul homme. Elle sourit.
Elle fixe un moment la toile blanche.
Et puis d’un coup, elle se redresse, et d’une main sûre, elle esquisse, en trois traits, les contours.
Là voilà, à présent, elle aussi, dédoublée, triplée, trois femmes, et elle, seule, au milieu de ses avatars.
Elle hésite, se demande par quel bout poursuivre.
Finalement, elle se décide. Autant aller tout de suite au plus difficile. Elle s’attaque aux yeux. Elle peint, longtemps, avant de se reculer brusquement.
Est-ce que c’est vraiment elle, ce regard noir ? Elle a un peu peur. Elle ferme les yeux. Elle se sent toujours observée, comme si les yeux étaient peints sur l’envers de ses paupières. Elle est nue, vulnérable, exposée. Elle a froid.
Elle décide de rajouter des couleurs. Les couleurs la réchaufferont. Elle se met à peindre frénétiquement, les pigments vibrent sur la toile, elle se sent moins seule. Elle se rappelle les mains qui l’ont parcourue, qui ont tracé ses contours, elles aussi.
Ses seins s’éveillent, et cet éveil rejoint la toile.
De la main gauche, du bout des doigts, elle suit son corps ; de la main droite, de son pinceau, elle peint. Elle se fouille elle-même. Elle sent son désir.
Elle sent aussi la solitude et les peurs, le plaisir et l’amer.
Elle lâche le pinceau pour peindre avec les deux mains.
Des ombres naissent, des souvenirs surgissent.
Elle se lève, elle jette de la peinture sur la toile, presque au hasard, ce sont les mains qui décident. Elle se voit nue, un peu folle, habitée.
Elle peint avec tout ce qu’elle a d’elle. Il y a de la peinture partout, sur ses doigts, ses cheveux, ses seins et ses cuisses. Dans son esprit.
Ses souvenirs, ils chantent, dans sa tête, tout le temps.
Et si encore ce n’était que la tête. Alors, elle les met sur la toile. Ils deviennent extérieurs à elle, comme s’ils étaient à quelqu’un d’autre.
Ils seront à tous ceux qui les verront.
Ils existeront, et elle sera libre.
Tout autour d’elle, elle peint.
Elle se rappelle.
La chambre rouge et ses désordres, le canapé jaune et bleu, un lit qui grince.
Une fille nue en chapeau.
Les souvenirs éclosent, la peinture dégouline.
Elle voit, elle entend.
Les souffles mêlés, les souffles séparés, les silences d’après, les bouches embrassées. Les fleurs sur son corps, les gouttes de cire par terre, le froid du carrelage, le contact des fesses. Les sexes qui l’ont pénétrée, les doigts qui l’ont fait jouir.
Les baisers sous le train électrique, le cimetière par la fenêtre.
Terrible, terrible la soif d’étreintes.
Elle mélange les couleurs, et elle sent combien, par le sexe, l’âme et le corps se parlent.
La toile fait revenir des fantômes aimés.
Des yeux verts, des seins asymétriques, des yeux verts encore, une crinière blonde de lionne, des boucles brunes sur l’oreiller. Des yeux verts, toujours. Des paroles chuchotées, des mots entrecoupés, des larmes versés. Des rires et des soupirs.
Des regards trop longs.
Une fille qui s’effeuille.
Des vêtements sur le sols, vêtements froissés.
Musique.
Accord maudit, corps en mouvement.
Rythme des êtres enlacés.
Peau brune contre peau blanche, sur la toile.
Lilas et vin, sur la toile.
Alcools dans le sang.
Présent et imparfait.
Tout ce qu’elle a fait.
Tout ce qu’elle n’a pas fait.
Tout, sur la toile.
Tous les prénoms répétés qui tournent, tournent dans sa tête. Tous, elle les met sur la toile, en taches de couleurs, en éclair violet et frémissement de bleus.
Rouge, bien sûr.
Elle peint les baisers, les morsures, les caresses, les sexes sucés, les sexes léchés, les âmes explorées.
La confusion des sentiments.
Les amis, les amants.
Les hommes et les femmes qu’elle a aimés.
Ils se mêleront et les couleurs s’épouseront.
Tous, réunis sur la toile, et pour une fois ce serait réussi.
Elle peint tant qu’elle peut, elle peint jusqu’à ce que ses yeux ne voient plus.
Alors, quand il y autant de couleurs sur la toile que sur son corps, elle cesse, et elle regarde.
Elle ne sait plus où elle s’arrête et où les autres commencent.
Et elle sourit, même si, un peu, elle a envie de pleurer.

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