Illustration Ai Yuso

Illustration d’AI yuso

Je suis très fière de vous annoncer que ce conte est illustré par ma nièce, AI yuso, la fille de ma sœur Marion. Avec elle, le talent n’attend pas le nombre des années…

Jeanne sans cœur

Il était une fois une jeune fille qui s’appelait Jeanne.

Jeanne était une jeune fille comme toutes les autres jeunes filles. Mais lorsqu’elle se réveilla, ce matin-là, elle sentit tout de suite que quelque chose n’allait pas.

Elle s’étira dans son lit, ramena ses jambes vers elle, et ouvrit les yeux. Le plafond blanc, au dessus d’elle, était toujours blanc. Il n’y avait pas de monstre dans la chambre, pas d’ombre malfaisante. A travers le vert des rideaux, on devinait le gris du ciel, un ciel sans tempête.

Quelque chose n’allait pas.

Elle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus, et pourtant elle le ressentait, ou plutôt elle le pressentait, avec une intensité rare. Elle ferma les yeux, elle se concentra très fort. C’était comme une absence. Il manquait quelque chose.

Jeanne écouta tout autour d’elle. Il y avait des oiseaux qui chantaient, comme si ce matin-là était identique à tous les autres matins. Si elle tendait l’oreille, elle percevait le bourdonnement du réfrigérateur dans la cuisine. Mais il y avait autre chose, autre chose qu’elle ne percevait pas.

Jeanne ouvrit les yeux, se dressa sur son lit, et posa la main sur son cœur.

Il ne battait pas.

Elle sentit le froid l’envahir.

Jeanne se leva, s’habilla, et courut chez le médecin.

Dans la salle d’attente, il y avait trois personnes. Un petit garçon avec sa mère et une vieille dame qui toussait. Jeanne entra, murmura un bonjour. Ils ne répondirent pas, ou alors, ils ne l’avaient pas entendue.

Jeanne attendit. Ce fut le tour du petit garçon, puis de la vieille dame. D’autres personnes entrèrent. Jeanne ne leur dit pas bonjour, de crainte qu’ils ne lui répondent pas.

Enfin, ce fut son tour.

– Bonjour, docteur, dit Jeanne.

– Bonjour, mademoiselle, répondit le docteur. Qu’est-ce-qui vous amène ?

Jeanne hésita une seconde. Elle craignait d’avoir perdu son cœur, mais peut-on dire cela ?

– Je n’entends plus mon cœur, déclara-t-elle.

– Bien, dit le docteur. Nous allons écouter cela.

Il fit signe à Jeanne de s’asseoir sur la table d’examen et s’empara de son stéthoscope.

– Respirez fort, ordonna-t-il.

Jeanne respira aussi fort qu’elle put.

Le médecin écouta, haussa un sourcil, et passa dans son dos.

– Ne respirez plus, ordonna-t-il.

Jeanne retint sa respiration.

– Bien, dit-il, je n’entends rien. Il faudrait procéder à une radiographie. Si vous voulez bien vous donner la peine de passer dans la salle d’à côté ?

Jeanne le suivit dans une pièce obscure. Elle s’installa près de l’appareil, et le médecin fit la radiographie. Jeanne était inquiète.

– Bien, dit le docteur. Allez attendre dans la pièce à côté.

Jeanne attendit. Quand il revint, elle essaya de lire sur son visage ce qu’il allait dire, mais il était absolument impassible.

– Alors ? demanda Jeanne.

– Eh bien, répondit le docteur, c’est grave. Vous n’avez pas de cœur. Il n’y a rien à faire. Vous allez mourir.

Il ajouta, avec un temps de retard, qu’il était désolé, et il lui tendit un mouchoir.

Jeanne n’avait pas envie de pleurer. Elle ne voulait pas mourir.

– Comme vous n’avez pas de cœur, cela ne devrait pas être très douloureux. D’ailleurs, je vais vous faire une prescription.

Et il se mit à taper très vite sur le clavier de son ordinateur.

– Bien. Vous avez votre carte vitale ?

Jeanne tendit sa carte vitale, fit un chèque, prit la prescription, et sortit du cabinet médical, les jambes tremblantes.

Dehors, tout était comme d’habitude. Les nuages se promenaient dans le ciel, les passants se croisaient sans se voir. Ils n’entendaient pas le cœur de Jeanne qui ne battait pas.

Jeanne eut une espèce de hoquet qui ressemblait à un sanglot. Elle s’arrêta une seconde, désorientée, et puis elle remarqua la croix verte qui brillait, de l’autre côté de la rue.

Jeanne se dirigea vers la pharmacie, son ordonnance à la main.

– Bonjour, dit la pharmacienne, le sourire aux lèvres.

Elle avait des cheveux bouclés qui partaient dans tous les sens, des boucles d’oreille multicolores et un pull rose.

Jeanne se sentit étrangement rassurée.

– Bonjour, dit-elle, et elle tendit l’ordonnance.

La pharmacienne parcourut le papier du regard, fronça les sourcils, et regarda Jeanne comme pour chercher à deviner ce qu’elle avait, ou, plutôt, ce qu’elle n’avait pas.

– J’ai perdu mon cœur, dit Jeanne.

– Vous êtes sûre ? répondit la pharmacienne. Enfin, ça ne doit pas être si grave qu’on le pense, puisque vous êtes là. C’est vrai que vous avez une petite mine. A mon avis, vous faites de l’anémie. Je vais vous mettre du magnésium, en plus. Et de la gelée royale. Vous avez déjà essayé la gelée royale ? C’est très efficace, vous savez. Vous préférez les pilules ou les gélules ?

– Les gélules, dit Jeanne, un peu ahurie par ce flot de paroles.

Les gélules, c’était plus facile à avaler.

Il y avait maintenant, sur le comptoir, un amoncèlement de petites boîtes de couleurs variées.

– Voilà, dit la pharmacienne, et elle sourit.

Jeanne tendit sa carte vitale, puis sa carte bleue, et elle sortit, un sac plastique à la main.

Elle resta un moment sur le seuil, pensive. Après tout, peut-être que la pharmacienne avait raison, et que ce n’était pas si grave. Peut-être qu’elle n’allait pas mourir. Peut-être qu’elle pouvait vivre sans cœur.

– Bonjour, Jeanne, dit un petit garçon qui courait dans la rue et s’arrêta brusquement devant elle.

Il devait avoir dix ou onze ans, et son visage rieur était vaguement familier. Jeanne fouilla sa mémoire pour retrouver son nom.

– Bonjour, dit-elle.

– Tu as un drôle d’air, répliqua-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ?

– J’ai perdu mon cœur, dit Jeanne.

Elle commençait à s’habituer à le dire. Ça n’avait plus l’air si dramatique.

– Tu ne l’as pas donné à un ami ? répondit le garçon. C’est fait pour ça, les amis. Si tu veux, on va le chercher ensemble.

Jeanne sentit une lumière s’allumer en elle. Bien sûr ! Elle n’avait pas penser qu’elle pouvait le chercher. Elle l’avait sûrement donné à quelqu’un.

– Jérémy ! cria une dame.

– C’est maman, dit le garçon. Je suis désolé, il faut que j’y aille. Je t’aiderai plus tard, si tu veux. Bonne chance !

Et il repartit en courant.

Jeanne eut envie de le retenir, mais elle ne fit pas un geste. Elle resta seule sur le trottoir.

Elle se demanda à quel ami elle avait pu donner son cœur, mais elle eut beau chercher dans sa mémoire, elle ne pouvait trouver un seul nom. C’était comme un répertoire dont les pages auraient été effacées.

Elle ne pouvait penser à personne.

Elle sentit qu’elle était seule, violemment seule, et que rien, ni personne, ne pouvait y changer quelque chose.

Elle voulut pleurer, mais elle ne pouvait pas. Comme elle ne savait pas où aller, elle se mit à marcher sans but. Il lui semblait que tous les passants la dévisageaient, et qu’ils chuchotaient dans son dos : « C’est Jeanne. Elle n’a pas de cœur. »

Jeanne continua à marcher, laissant ses pieds la guider, jusqu’à ce qu’elle arrive devant une maison bleue. Elle s’arrêta devant la porte : c’était la maison de ses parents. Alors, Jeanne sonna.

– Ma chérie, s’écria sa mère, pour une fois que tu es à l’heure pour le repas !

Jeanne laissa sa mère l’étreindre, l’embrasser, et lui enlever son manteau. Elle ne souvenait pas avoir été invitée, mais, peut-être, ses pieds s’étaient rappelés pour elle.

– Il y a du gigot, dit sa mère, il faut que tu manges, tu as petite mine. Tout va bien ?

– Oui, maman, dit Jeanne.

Jeanne alla embrasser son père, puis ils passèrent à table.

– Tu n’as pas très bonne mine, dit son père en la servant généreusement. Tout va bien ?

– Oui, papa, dit Jeanne. Je prends des gélules de gelée royale.

Elle réfléchit un peu, cherchant à aborder le sujet de son cœur sans faire peur à ses parents.

– Je ne sais plus à qui j’ai donné mon cœur, finit-elle par dire.

– Mais enfin, ma puce, on n’oublie pas son fiancé comme ça ! Tu es sûre que ça va ?

– Oui, maman, dit Jeanne, soulagée d’apprendre que son cœur avait un destinataire. Tu peux me déposer chez lui, tout à l’heure ? Je suis un peu fatiguée.

– Si tu veux, dit sa mère.

– Je ne vois pas ce que tu lui trouves, ajouta son père. Tu es beaucoup trop bien pour lui.

– Mais non, dit sa mère.

– Mais si, dit son père.

Jeanne écouta distraitement ses parents se disputer. Elle se sentait presque sereine, malgré l’absence de son cœur.

Après le repas, sa mère l’emmena en voiture chez son fiancé.

À la semaine prochaine, Jeanne ! dit-elle en la déposant.

Jeanne sortit de la voiture et s’arrêta devant la porte, un peu effrayée.

Et si son cœur n’était pas là, finalement ?

Elle laissa sa main décider, tapa un code qu’elle pensait avoir oublié, et gravit l’escalier. Au troisième étage, elle s’arrêta devant la porte de droite, hésita un instant, et sonna.

Un beau jeune homme lui ouvrit la porte.

– Tiens, Jeanne, qu’est-ce que tu fais là ?

Je cherche mon cœur, voulut dire Jeanne.

Mais il avait l’air vaguement contrarié de la voir.

– Je cherche mon pull bleu, bredouilla-t-elle. Je l’ai laissé chez toi, non ?

– Je ne sais pas, dit le jeune homme. Entre une seconde.

C’était un petit appartement. Dans le salon, il y avait une table. Sur la table, il y avait différentes sortes de papier. Assise à table, il y avait une jeune fille brune, très belle.

– Bonjour, dit Jeanne.

– Bonjour, dit la belle jeune fille.

– Jeanne, dit le jeune homme, je te présente Lise, ma fiancée.

– Enchantée, dit Jeanne, mortifiée.

– Vous tombez bien, dit Lise, je suis en train de choisir les faire-parts, et je n’arrive pas à me décider. Il me semble que le coloris taupe est plus original. En même temps, le papier crème est plus épais, c’est de la meilleure qualité. Qu’en pensez-vous, tous les deux ?

– Je crois que je préfère le papier crème, dit le jeune homme. C’est plus classique. Qu’est-ce que tu en penses, Jeanne ? demanda-t-il en se dirigeant vers la chambre.

– Taupe, dit Jeanne.

– Je pense bien que vous avez raison, dit Lise. Taupe, c’est beaucoup plus original.

Jeanne regarda son fiancé d’avant revenir de la chambre et poser une main sur l’épaule de Lise.

– Je ne vois pas ton pull bleu. Tu es sûre qu’il n’est pas chez toi, dans le linge sale ?

– Si, sûrement, dit Jeanne, en pensant à son cœur.

– Restez donc, proposa Lise, il faut choisir la calligraphie.

– Merci, dit Jeanne, je dois rentrer.

– Vous avez bien raison, toutes les deux, dit le jeune homme, taupe, ce sera parfait.

Jeanne prit congé des fiancés, descendit les escaliers, et se retrouva dans la rue. Elle marcha doucement. Le chemin lui revenait au fur et à mesure de ses pas. La lumière déclinait, les ombres s’allongeaient. Jeanne n’avait plus d’espoir.

Elle ne retrouverait pas son cœur.

Et pourtant, curieusement, elle était presque contente de ne pas l’avoir trouvé chez le jeune homme. Les histoires de taupe n’étaient pas pour elle, elle le sentait bien.

La nuit tomba sur son chemin.

Lorsqu’elle rentra chez elle, l’appartement était sombre, aussi sombre que ses pensées. Elle ne voulait pas allumer la lumière. Le noir avait gagné.

Alors, les étoiles s’allumèrent. Pendant une seconde, elles illuminèrent la pièce, puis elles s’éteignirent de nouveau. Et puis encore, elles clignotèrent, deux fois, s’éteignirent, et encore, et encore. C’étaient comme des secousses brèves qui ramenaient Jeanne et la pièce à la vie.

En même temps, quelque chose d’autre vint à se faire entendre. Un battement sourd, un tamtam au loin qui résonnait en rythme avec les étoiles.

C’était comme le battement d’un cœur.

Jeanne s’avança, cherchant d’où venait le bruit. Eclairée par le clignotement des étoiles, elle poussa la porte de sa chambre.

Sur le lit, des yeux d’or la fixaient, deux étoiles immobiles. C’était un petit chat alangui, qui regardait Jeanne de son air de sphinx.

C’était là que le cœur battait le plus fort, en rythme avec les étoiles du ciel.

– Bonjour, dit Jeanne.

– Bonne nuit, répondit le chat, qui était une chatte. Elle était noire, rayée de noir.

– Je cherche mon cœur, dit Jeanne.

– Alors, pourquoi l’as tu jeté ? dit la féline.

– Je l’ai jeté ? Il est là ?

La chatte se dressa. Le cœur était bien là, il battait tout seul entre les pattes de la petite créature.

– Tu l’as jeté, confirma la chatte. Tu as dit qu’il te faisait trop mal, que tu n’en voulais plus, et tu l’as jeté. Moi, j’ai pris soin de lui. Pourquoi te le rendrais-je ?

Elle lécha le cœur de se petite langue rose et râpeuse.

– J’en ai besoin, dit Jeanne.

– Il fallait y penser avant, répliqua la chatte, et elle planta la pointe de ses griffes blanches dans le cœur, tout doucement, presque tendrement, comme des petits poignards dans le cœur de Jeanne.

Jeanne pressentit toute la douleur qu’elle aurait dû ressentir.

– Ne lui fais pas mal, je t’en prie, dit-elle, alarmée.

– Ce n’est pas moi qui l’ai arraché.

– Rends-le moi. Je te caresserai tous les jours.

La petite chatte se mit à ronronner, en même temps que le cœur battait.

– Tu es sûre ?

– Ça va faire mal ?

Évidemment, dit la chatte, et elle sourit de son sourire de chatte.

Jeanne prit une inspiration, et elle approcha la main. La petite féline se recoucha près du cœur et la regarda de ses yeux d’or.

Les étoiles clignotaient ; la chatte ronronnait ; le cœur battait.

Jeanne posa la main sur son cœur.

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