L’invasion des grenouilles ayant commencé, voici ma bestiole ! Bon, d’accord, c’est plutôt un dragon chinois, mais je n’avais pas de batracien en magasin…
Il était une fois une jeune fille qui s’appelait Nell.
Elle rencontra un jeune homme. D’abord, elle tomba amoureuse de son nom, puis elle tomba amoureuse de lui.
Ils se marièrent et vécurent heureux pendant deux mois.
Au bout de deux mois, le jeune homme décida de partir. Il ne donna pas d’explication, parce qu’il n’y avait pas d’explication.
Nell le regarda faire ses bagages, et elle pensa que, peut-être, elle avait été seule à être heureuse. Elle le regarda partir avec ses bagages, et elle pensa que toutes les couleurs du monde s’en allaient avec lui.
Sans lui, tout était gris.
Toute seule, Nell retourna dans sa chambre, qui avait été leur chambre ; elle s’allongea sur son lit, qui avait été leur lit. Elle pleura.
Et puis elle s’endormit.
Quand elle se réveilla, il y avait un dragon à ses côtés.
C’était un grand dragon, bleu et or, avec des écailles étincelantes, une queue pointue, et de fines ailes membranées qu’il avait repliées pour dormir près d’elle, contre elle, dans le lit.
Il avait posé sur son bras sa patte avant, qui était beaucoup plus petite que la patte arrière, et dont les griffes laissaient sur sa peau cinq empreintes rouges.
Il était tout de bleu et d’or, et elle n’avait jamais rien vu de pareil.
Il était tout contre elle, et il respirait profondément.
Nell se sentit mieux ; ce fut comme s’il avait parlé à son esprit, lui murmurant des mots de douceur. Elle se rendormit.
Au début, tout alla bien. C’était une vie nouvelle pour Nell, la vie avec le dragon.
Le jour, Nell sortait de la maison, et elle allait travailler. Bien sûr, le monde était gris, mais elle commençait à s’habituer. Elle passait le moins de temps possible à l’extérieur, de toute façon. Toute la journée, elle pensait à son dragon ; elle voulait retourner à son dragon.
La nuit, elle allait à lui. Dans sa chambre grise, il l’attendait, vibrant du bleu le plus bleu et de l’or le plus or. Il la regardait de ses yeux de métal, sous ses paupières d’écailles ; il l’enlaçait, il la protégeait, et le monde n’existait plus.
Blottie contre lui, en chien de fusil, elle fermait les yeux.
Il glissait sur elle sa patte bleue et or.
Elle sortit de moins en moins, et puis à peine, jusqu’à finalement, ne plus sortir du tout.
A quoi bon sortir ? Il n’y avait pas de dragons dehors. Dehors, tout était gris.
Le dragon nourrissait ses rêves, et c’était tout ce dont elle avait besoin.
Il est impossible de savoir combien de temps exactement cela dura. Le temps des dragons n’est pas le même que celui des humains.
Nell avait cru que cela durerait toujours, mais les dragons ne sont pas faits pour vivre avec les humains.
Quand les rampants arrivèrent, elle ne les remarqua pas tout de suite, elle était si absorbée par le bleu et l’or, jaune d’or, de son dragon qui l’enlaçait dans la nuit et laissait sur sa peau de jolies marques rouges.
Les rampants avaient envahis toute la maison. C’étaient des ombres, entre gris foncé et noir clair. Ils se nourrissaient de sentiments ; ils aimaient tout particulièrement se gaver d’espoir.
Quand elle les vit grouiller sur le sol, c’était comme si le parquet était devenu vivant, des ombres rampantes grises qui voulaient lui dévorer le cœur.
Et elle avait beau sentir que le dragon la protégeait, qu’à l’ombre de ses ailes bleues et or, elle n’avait rien à craindre, elle fut effrayée, parce qu’elle voyait bien qu’elle ne pourrait plus se lever, qu’elle ne pourrait plus sortir, et pour la première fois, depuis qu’elle dormait avec le dragon, elle pensa qu’elle voulait encore voir le monde.
Mais elle avait peur, trop peur pour se lever, alors elle se détourna, et elle se réfugia contre le ventre chaud de son dragon, et elle attendit que le rythme lent de sa respiration la rassérène.
L’inquiétude ne partit pas. Elle avait beau noyer son regard dans les écailles étincelantes du dragon, elle savait ce qu’il y avait derrière elle, elle sentait les rampants qui clamaient ses sentiments, qui voulaient laisser d’elle une ombre desséchée.
Elle se mit à les regarder, toujours, parce qu’ils lui faisaient peur, et qu’elle pensait qu’il valait mieux les surveiller, avec le dragon dans son dos, le dragon qui la protégeait.
Ils étaient de plus en plus nombreux ; ils remplissaient la pièce. Quand ils commencèrent à déborder, à sortir de la maison, de la fenêtre, elle sut qu’ils allaient dévorer les sentiments des gens, le cœur du monde, le monde qui avait perdu ses couleurs.
Et elle pleura, parce qu’elle savait ce qu’elle devait faire.
Elle se tourna vers le dragon, et elle l’embrassa.
Et puis elle se leva.
Les ombres l’assaillirent. Noir clair, et gris foncé. Ils s’accrochaient à ses jambes, grimpaient le long de ses cuisses, croissaient sur sa peau.
Ils rampèrent sur son ventre.
Le désespoir le plus noir la prit ; elle pensa qu’elle ne pourrait jamais faire ce qu’elle avait à faire.
Dans le noir, elle alla à la cuisine. Dans le noir, elle ouvrit un tiroir. Dans le noir, elle prit un couteau, un grand couteau de cuisine.
Dans le noir, elle retourna à la chambre. Les ombres lui rongeaient le cœur, à présent. Ils lui avaient ouvert le ventre et ils la fouillaient. Les écailles bleu et or de son dragon brillaient encore, faiblement, dans l’obscurité. Les rampants atteignirent sa tête, ils s’agrippèrent à ses cheveux, et il lui sembla qu’ils buvaient ses souvenirs, et qu’ils la vidaient toute entière, et elle aurait hurlé si elle avait pu.
Et parce qu’elle ne pouvait plus rien faire d’autre, elle alla à son dragon, avec les ombres grises qui la couvraient, elle s’agenouilla près de lui, et elle leva son grand couteau, et elle tua le dragon.
Quand le dragon mourut, les ombres disparurent.
Nell pleura, longtemps.
Et pendant qu’elle pleurait, les couleurs revinrent.
Lorsque, finalement, elle se releva, Nell alla chercher un crayon, et une feuille de papier. Sur le papier, elle écrivit le nom qu’elle avait aimé, et elle le barra. Ensuite, elle écrivit des mots, des mots qui couraient sur le papier, qui parlaient de dragon, et d’amour, et de choses qu’elle aurait cru ne pas savoir.
C’est ainsi que Nell devint poète.